rachel-green-no.gif

 

Ray Kurzweil (1948- ), inventeur, entrepreneur, futurologue et écrivain, est une figure emblématique du transhumanisme. (1) Les parents de R. Kurzweil font partie de ces nombreux européens cultivés qui ont émigré vers les Etats-Unis à cause de la seconde guerre mondiale. Son père était chef d’orchestre.

Sa femme est psychologue clinicienne et enseigne à l’école de médecine de Harvard.

Kurzweil prétend que c’est à l’âge de cinq ans qu’il décida de devenir inventeur. Il décrit avoir très jeune constitué une collection de pièces de jeux de construction et de gadgets électroniques récupérés dans le voisinage : « J’avais l’idée que si je pouvais arriver à mettre ces éléments de la bonne manière, je pourrais résoudre n’importe quel problème», et avoir très tôt été passionné par la science-fiction. Il dit aussi avoir découvert l’ordinateur à douze ans, et rappelle qu’à cette époque il n’y avait, selon lui, qu’une douzaine d’ordinateurs dans tout New York, où il habitait. Un de ses oncles, ingénieur, l’initia à la programmation et aux bases de l’informatique (2). A l’âge de quinze ans, il écrivit son premier programme informatique. Deux ans plus tard, il fut invité à une émission de télévision et présenta un morceau de piano composé sur un logiciel qu’il avait élaboré et sur un ordinateur qu’il avait construit. A dix-huit ans, il remporta un premier prix à une sorte de concours Lépine, ce qui lui permit d’être félicité par le président Lyndon Johnson à la Maison blanche. Durant sa carrière, il sera aussi reçu respectivement par les présidents Reagan, Clinton et Obama, pour divers hommages.

Alors qu’il était encore au lycée, il rendit visite à M. Minsky puis étudia avec lui au MIT (Massachusset institute of technology.) En 1968, il créa une compagnie au sein de laquelle il inventa un logiciel pour orienter des postulants étudiants aux études supérieures vers l’école qui leur correspondrait le mieux. Un peu plus tard, il revendit cette société pour la somme rondelette pour l’époque de cent mille dollars. En 1974 il fonda la « Kurzweil computer products inc. » et élabora un logiciel capable de reconnaître des textes écrits dans n’importe quel format. Il franchit une nouvelle étape en réalisant une machine pour aveugles susceptible de lire à haute voix des textes écrits (3).

téléchargement

Ray Kurzweil et sa « Reading machine »

Cette machine fut aussi vendue et commercialisée en 1978 pour authentifier des signatures sur des documents informatisés. Après avoir une nouvelle fois vendu sa société, il devint consultant et assura le suivi de ses machines auprès des différents acquéreurs jusqu’en 1995.

Par la suite, il s’intéressa à la musique électronique et, après une rencontre avec Stevie Wonder en 1982, il se lança dans la création de synthétiseurs capables de reproduire au plus près les sons des instruments d’origine. Il en profita pour créer une nouvelle entreprise, « Kurzweil music system », grâce à l’invention, en 1984, du « K 250 », synthétiseur très performant grâce auquel un seul utilisateur pouvait composer et jouer tout un morceau orchestral.  Une fois de plus, il revendit, en 1990, à une société coréenne.

57b45dd75d204

Ray Kurzweil et Stevie Wonder

Parallèlement à son entreprise de synthétiseurs, il créa aussi une compagnie d’application d’intelligence artificielle « KAI » (Kurzweil Applied Intelligence) afin de développer un des premiers systèmes de reconnaissance vocale, encore approximatif, mais déjà commercialisable à partir de 1987. Durant les années 1990, il fonda la « Medical learning company », compagnie pour les études médicales, incluant des logiciels pour des étudiants en médecine ou des médecins, interactifs avec des patients simulés par ordinateur. En 1996, il mit aussi en place la « Kurzweil educational systems » afin d’utiliser la technologie numérique pour aider les patients souffrant de problèmes visuels, mais aussi de dyslexie et de troubles de déficit de l’attention avec hyperactivité (TDAH) à l’école. Il inventa, entre autres, le site « KurzweilCyberArt.com », pour la création en arts visuels, mais aussi pour composer des poésies automatiquement, ce qui laisse un peu perplexe…  En 1999, il mit en œuvre un fond d’investissement appelé « FatKat », acronyme dont la traduction donne à peu près : « Accélérateurs de transactions financières grâce aux technologies adaptatives Kurzweil. » En 1999, dans son livre « L’âge des machines de l’esprit », il avait prédit que les ordinateurs seraient un jour meilleurs que les plus éminents des spécialistes financiers pour prendre les décisions les plus judicieuses concernant les investissements rentables. Toujours en 1999, il est récompensé par la médaille nationale de l’innovation et de la technologie, haute récompense scientifique aux États-Unis.

Fin 2012, R. Kurzweil fut embauché par la société Google pour travailler sur de nouveaux projets comprenant les machines apprenantes, avec entre autres l’ambition de rendre les langages « naturels » compréhensibles par le moteur de recherche Google.

Ce rapide survol de la carrière d’entrepreneur et d’inventeur, homologué par le concerné, suffit à forcer l’admiration d’un grand nombre. Mais le personnage est plus complexe que cela et laisse, à certains égards, dubitatif… Considérons d’abord que dans un site qui semble avoir été créé par ses soins (4), à la page biographie, les premières phrases sont les suivantes : « Ray Kurzweil a été décrit comme « le dernier génie » par le Wall street journal et comme « l’ultime machine à penser » par le magazine Forbes, classé huitième parmi les entrepreneurs des Etats-Unis, et qui le proclama digne héritier de Thomas Edison. (Le média) PBS l’a quant à lui désigné comme l’un des seize révolutionnaires qui ont fait l’Amérique (…) Il est considéré comme l’un des meilleurs inventeurs, penseurs et futurologues mondiaux, avec un record de prédictions réalisées depuis trente ans. » La suite de cette présentation est à l’image de ce court passage. A côté des indéniables qualités du chercheur, on voit donc apparaître un tout aussi indéniable ego surdimensionné. Pour R. Kurzweil, tout est possible et il semble n’y ait pas de limite aux potentiels de son esprit. C’est probablement ce refus des limites couplé à la conviction d’être un homme exceptionnel qui l’a poussé à s’inscrire à la « Fondation Alcor pour l’extension de la vie », compagnie dirigée ( rédigé en 2017) par Max More (1964- ), figure du transhumanisme, qui propose soit la cryonisation (conservation à très basse température) du corps entier pour deux cent mille dollars (plus dix mille si l’on n’est pas nord-américain), soit, pour un moindre coût bien sûr, seulement celle du cerveau. En clair, quand il sera déclaré mort, l’idée de R. Kurzweil est d’être perfusé à l’aide de « cryo-protecteurs », vitrifié dans du nitrogène liquide et conservé jusqu’à ce que les progrès de la technologie puissent le faire ressusciter. Pour compléter le tableau, il faut signaler aussi un rapport très particulier de R. Kurzweil à sa santé : A partir de l’âge de 35 ans, âge où on lui découvrit une intolérance au glucose et les premiers signes d’un diabète de type 2, comme son père, il rencontra un médecin dont il partagea et mit en œuvre les prescriptions peu conventionnelles : consommation quotidienne de centaines de suppléments sous forme de pilules, traitement chimique par intraveineuse, consommation de vin rouge et autres.

Ainsi R. Kurzweil ingéra dès lors « deux cent cinquante suppléments, huit à dix verres d’eau alcaline et dix tasses de thé vert » par jour et consomma un certain nombre de verres de vin par semaine afin de « reprogrammer sa biochimie » (5). Plus tard il a diminué à 150 suppléments alimentaires sous forme de pilules (6). Il a écrit plusieurs livres concernant la santé, l’idée phare du premier est que notre alimentation ne devrait pas contenir plus de 10% de matière grasse. Le titre du second est : « Voyage fantastique : vivre assez longtemps pour vivre toujours. »

ray-kurzweil-628.jpg

Ray Kurzweil fait du sport à sa manière

Ces éléments s’éclairent lorsque l’on sait que R. Kurzweil, a été profondément marqué par le décès brutal de son père d’un infarctus à l’âge 58 ans. Bouleversé, R. Kurzweil fait depuis une fixation sur la mort, qui va devenir l’ennemi numéro 1. Entre déni et dénégation de la mort de son père, il conserve encore chez lui des centaines de boîtes remplies de documents divers sur celui-ci, dans l’espoir de lui redonner vie un jour grâce à l’intelligence artificielle. « J’ai toutes ses lettres, et même ses factures d’électricité, confie-t-il au Financial Times. Il y a des films en 8 mm, des photographies, beaucoup de disques vinyles de sa musique. L’idée, c’est de créer un avatar à partir de toutes ces informations, de recréer la personnalité de mon père. Que ceux qui se souviennent de lui ne puissent pas le distinguer du vrai Fredric Kurzweil. » (7)

Prolongeant les considérations prospectives de certains auteurs des années soixante et suivantes sur les potentiels inexploités du cerveau humain,  comme en attestent par exemple les livres « Neurologique » (1976) et « Votre cerveau est dieu » (1988) de Timothy Leary (1920-1996), professeur de psychologie et contestataire important de la société de cette époque, R. Kurzweil s’intéresse aussi beaucoup aux développements possibles de nos cerveaux. Mais autant Th. Leary comptait sur l’usage des drogues, en particulier du LSD, pour créer une société nouvelle, autant R. Kurzweil, quelques décennies plus tard, compte surtout sur la technologie pour y parvenir. Il considère en effet que cette dernière permettra bientôt de créer des néocortex synthétiques basés sur les mêmes principes que les cerveaux humains et que ces néocortex synthétiques pourront servir de prolongement du cerveau humain. Il évalue que le cerveau humain a environ trois cent millions de possibilités de repérage, « pattern recognizers », et suggère que l’on passe, grâce à ces extensions technologiques artificielles, de trois cent millions à un billion…

Par ailleurs, R. Kurzweil a, comme d’autres transhumanistes, insisté sur les dangers potentiels très graves des usages à venir de la génétique, des nanotechnologies et de la robotique. Il craint par exemple une perte de contrôle dans la multiplication de certaines nanoparticules ou l’usage des nanotechnologies pour des visées terroristes. Il adopte cependant une attitude résolument offensive, estimant que de toutes façons on ne saurait arrêter le mouvement en cours car, si on voulait le faire, il faudrait installer un totalitarisme qui reléguerait ces usages dangereux des technologies à une circulation souterraine, hors de la connaissance des scientifiques responsables. Afin de ne pas se priver des nombreux avantages et profits liés aux nouvelles technologies, il suggère donc d’aller toujours plus de l’avant de manière à ce que ces scientifiques responsables développent toujours plus de technologies défensives face aux technologies destructives. Ce point de vue me semble éminemment discutable.

Dans son livre de 1999 « L’âge des machines de l’esprit », R. Kurzweil propose la « loi du retour accéléré », exprimant ainsi que nous serions dans un moment d’accélération exponentielle de l’évolution de différents savoirs et systèmes de fonctionnement. Pour nommer ce moment de bascule de l’évolution humaine dans lequel nous serions sur le point d’entrer, il reprend l’expression de « singularité technologique », empruntée au mathématicien et écrivain de science-fiction Vernor Vinge (1944- ). Cette théorie est basée sur une généralisation hypothétique de la loi de Moore qui postule un doublement de la puissance de calcul des ordinateurs tous les dix-huit mois, loi empirique, qui semble vérifiée jusqu’à ce jour mais qui aura inexorablement sa limite à mon avis.

En 2006, dans « The Singularity is near » « R. Kurzweil développe sa vision du futur : les progrès exponentiels de l’intelligence artificielle, l’arrivée de la singularité technologique, le transfert de notre esprit dans des machines et, enfin, la vie éternelle. Première étape de cette longue route : le recours aux nanorobots, des brins d’ADN qui circuleront dans le corps pour nous soigner : « Au cours des vingt-cinq ans qui viennent, nous allons vaincre presque toutes les pathologies et le vieillissement », assure Kurzweil, convaincu que nous sommes sur le point de comprendre le « logiciel de la vie ». « Aujourd’hui, pour un humain, lorsque le matériel fait défaut, le logiciel – son esprit – disparaît avec lui. Mais bientôt nous deviendrons du logiciel et le matériel sera remplaçable », prédit Kurzweil » (7).

Il est persuadé qu’en 2029, tout va basculer. « J’ai cette date en tête. Je pense que nous allons arriver à doter les machines d’une intelligence logique mais aussi émotionnelle, qui leur permettra d’être drôles, sexy, et de comprendre les émotions humaines. »

giphy (2).gif

En 2009, en collaboration avec l’entreprise Google et dans un centre de recherche de la NASA, R. Kurzweil annonce la création de « L’université de la singularité ». Dans la description de ses objectifs, on peut lire que sa mission est « de rassembler, d’instruire et d’inspirer un ensemble de dirigeants qui lutteront pour comprendre et faciliter le développement de l’avancement exponentiel des technologies en expansion et d’appliquer, de se concentrer et de guider l’usage de ces outils pour approfondir les grands défis de l’humanité. » A chaque session de cette université, une quarantaine d’étudiants sélectionnés participent en payant des droits conséquents à un programme de travail de neuf semaines.

Si l’on résume un peu les éléments rapidement rassemblés de la vie connue de cet homme caractéristique d’un certain état d’esprit nord-américain, on a un brillant esprit scientifique qui lui permet un investissement productif de la rationalité calculable, mais ce brillant esprit, se nourrissant comme il est louable d’utopies imaginaires, plonge dans une prétention théorique à la fois discutable et dangereuse. Finissant par promouvoir une avancée effrénée des sciences du calcul, ce qui n’est certes pas impossible, il adopte une attitude de fuite en avant en la matière, attitude qui vient conforter une illusion de toute puissance et flatter un ego surdimensionné. Ses hypothèses théoriques, en particulier sur la singularité technologique, même si elles partent d’un constat réel de mutation sociétale en cours, n’ont que le vernis de la scientificité, sont éminemment subjectives et débouchent sur un comportement en définitive élitiste. Ces hypothèses font fi de la subjectivité humaine et donc des aspects irrationnels de son fonctionnement, en particulier l’existence de l’Inconscient ne semble pas l’effleurer.

Enfin, ses conceptions concernant la mort, partagées par un certain nombre de transhumanistes, sont à proprement parler délirantes et dénuées de toute scientificité. On peut certes comprendre le traumatisme provoqué par la mort de son père, mais cela n’autorise pas à un délire pseudo-technologique débouchant sur une croyance illusoire en l’immortalité individuelle pour quelques élites supposées. Sous l’apparence des meilleures intentions du monde, on assiste à l’égoïsme individualiste poussé dans ses extrêmes. Ce discours me semble extrêmement dangereux. D’abord parce qu’il est faux : la réalité c’est que l’on n’est pas près d’avoir fini de mourir. Quant à l’esprit transformé en logiciel, certains « grands » hommes n’ont pas attendu cela pour laisser une trace marquante et admirable dans l’humanité en nous transmettant leurs pensées précieuses, mais ils sont évidemment néanmoins bel et bien définitivement morts, et il continuera d’en être ainsi malgré les délires cryogéniques mais très lucratifs de certains. Mais c’est à mon avis surtout dangereux car, au niveau du vivant pris dans sa globalité, nous avons un problème contemporain réel et fondamental avec la mort et ce problème a en très grande part été généré par un mésusage des connaissances scientifiques, entre autres par le biais de la technologie et de la chimie, à cause desquelles nous avons déjà tué une grande partie de l’organisme vivant qu’est la terre, tué une très grande partie des espèces d’oiseaux et quatre-vingt pour cent des espèces d’insectes connus (en Europe), massacré un très grand nombre d’espèces d’animaux sauvages, commencé à massacrer une grande partie des poissons et empoisonner la très grande majorité des autres avec les produits plastiques dérivés du pétrole. Sans parler de la manière dont sont chosifiés puis massacrés les animaux de consommation. Parallèlement à l’évolution prodigieuse des connaissances et de la technologie qui y est affiliée, il est étonnant de voir à quel point les apologues de la technologie, en triste écho à leurs illusions d’immortalité, sont dans le déni de la manière dont le mésusage de celle-ci répand actuellement asymptotiquement la mort d’une manière très inquiétante.

Philippe Decan                                         Nantes                                                             Avril 2019

 

Notes :

 

Laisser un commentaire