10-Artificial-Intelligence

La prise de conscience par certains chercheurs des mathématiques, des sciences de la nature et des sciences humaines, d’une accélération étonnamment rapide des progrès techniques concernant les domaines du numérique et de l’intelligence artificielle, de la biotechnologie et des nanotechnologies, a amené certains de ces chercheurs à des spéculations théoriques sur les conséquences de cet emballement. L’espoir le plus fréquemment énoncé est d’améliorer la condition humaine par le dépassement de certains éléments jusque-là inhérents à celle-ci et tout spécialement, les handicaps, les douleurs, les maladies, le vieillissement et même la mort. Ce dernier point est bien entendu le plus polémique, d’autant que les spéculations en question prennent fréquemment la forme d’une véritable foi rédemptrice à l’égard des « progrès » entrainés par l’évolution technologique. Nombre de religions reposent depuis longtemps sur une telle promesse d’immortalité. Cette croyance communicative, étayée cette fois sur la technologie, a aussi atteint nombre d’acteurs du champ créatif et culturel. Le terme transhumanisme a regroupé un nombre important de personnes à partir des années 1980 et ce mouvement a encore un poids conséquent actuellement. Evidemment ces transformations promises de l’humain grâce à la technologie produiraient rapidement un humain différent doté de capacités physiques et mentales nouvelles qui mériteraient de lui trouver un nouveau nom. Le terme le plus répandu est « post-humain ». De telles prises de position ne laissent pas indifférent, suscitant des réactions allant de l’enthousiasme au rejet le plus total. Mais le fait est que l’évolution impressionnante de la technologie contemporaine soulève énormément de questions quant au devenir de l’humain. C’est le mérite de ce mouvement d’en prendre acte et d’essayer d’y répondre. C’est pourquoi nous allons y porter un peu d’attention.

On est fréquemment choqué par le fait que les transhumanistes s’appuient sur les connaissances scientifiques pour « défier la mort ». On trouve pourtant d’assez nombreux exemples de ce rêve au fil de l’histoire humaine. Je n’en prendrai qu’un seul et non des moindres : Nicolas de Condorcet (1743-1794), humaniste remarquable, philosophe, homme politique et mathématicien précurseur entre autres des statistiques et des probabilités. Sa dernière œuvre, publiée un an après sa mort prématurée, est intitulée « Esquisse d’un tableau historique des progrès de l’esprit humain » et, dans le dernier chapitre, « Des progrès futurs de l’esprit humain », on peut lire le passage suivant : « (…) personne ne doutera sans doute, que les progrès dans la médecine conservatrice, l’usage d’aliments et de logements plus sains, une manière de vivre qui développerait les forces par l’exercice, sans les détruire par des excès ; qu’enfin, la destruction des deux causes les plus actives de dégradation, la misère et la trop grande richesse, ne doivent prolonger, pour les hommes, la durée de la vie commune, leur assurer une santé plus constante, une constitution plus robuste. On sent que les progrès de la médecine préservatrice, devenus plus efficaces par ceux de la raison et de l’ordre social, doivent faire disparaître à la longue les maladies transmissibles ou contagieuses, et ces maladies générales qui doivent leur origine aux climats, aux aliments, à la nature des travaux. Il ne serait pas difficile de prouver que cette espérance doit s’étendre à presque toutes les autres maladies, dont il est vraisemblable que l’on saura un jour reconnaître les causes éloignées. Serait-il absurde, maintenant, de supposer que ce perfectionnement de l’espèce humaine doit être regardé comme susceptible d’un progrès indéfini, qu’il doit arriver un temps où la mort ne serait plus que l’effet, ou d’accidents extraordinaires, ou de la destruction de plus en plus lente des forces vitales, et qu’enfin la durée de l’intervalle moyen entre la naissance et cette destruction n’a elle-même aucun terme assignable ? Sans doute l’homme ne deviendra pas immortel, mais la distance entre le moment où il commence à vivre et l’époque commune où naturellement, sans maladie, sans accident, il éprouve la difficulté d’être, ne peut-elle s’accroître sans cesse ? » (1) Dans cet extrait, N. de Condorcet ne va cependant pas jusqu’à annoncer l’immortalité pour les humains…

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Nicolas de Condorcet

Plus près de nous, le penseur et écrivain britannique Aldous Huxley (1884-1963), a écrit le roman « Le meilleur de mondes » (1932) mais aussi « Les portes de la perception » (1954) qui abordait la question de l’intérêt de la consommation des psychotropes et en particulier du LSD. En 1960, il donna une conférence universitaire intitulée « Potentialités humaines » dans laquelle il a dit : « nous sommes quasiment les mêmes que nous étions il y a vingt mille ans (…) les neurologues nous ont montré qu’aucun être humain n’a jamais utilisé plus de dix pour cent de tous les neurones de son cerveau. Peut-être que si nous nous y prenons bien nous serons capables de produire des choses extraordinaires hors de cet étrange ouvrage qu’est l’être humain » (2). Durant cette dernière partie de sa vie, H. Huxley s’est beaucoup intéressé au devenir de l’humanité. Il est devenu une référence de la « contreculture » des années 1960, au centre du « mouvement du potentiel humain », qui privilégia le développement personnel par le mental et les expériences intérieures.

C’est son frère, Julian Huxley (1887-1975), biologiste, écologiste et humaniste, qui utilisa pour la première fois le terme « transhumaniste » dans un article de 1957 où il dit notamment : « L’exploration enthousiaste mais scientifique des possibilités et des techniques permettant de réaliser nos espérances les rendront rationnelles et insèrera nos idéaux dans le cadre de la réalité, en mettant en évidence ceux qui sont effectivement réalisables. Nous pouvons déjà, à juste titre, affirmer notre conviction que ces domaines de possibilité existent, et que nous pourrions surmonter dans une large mesure les limitations actuelles et les frustrations néfastes de notre existence. Nous sommes déjà convaincus, à juste titre, que la vie humaine telle que la décrit l’histoire est un pis-aller misérable, issu de notre ignorance ; et qu’elle pourrait être transcendée par un état d’existence fondé sur les lumières de la connaissance et de l’entendement (…) » (3). C’est un humanisme dans lequel il était profondément engagé qui dictait les convictions de J. Huxley. A partir des années 1980, le mouvement transhumaniste reprendra le terme mais dans une signification nettement plus marquée, en donnant une importance primordiale et souvent exclusive aux sciences de la matière et aux techniques qui y sont adossées.

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Julian et Aldous Huxley

On peut considérer que les apports des spécialistes en intelligence artificielle M. Minsky et H. Moravec, que nous avons déjà cités, puis plus récemment de Raymond Kurzweil, (1948- ), informaticien, chercheur, entrepreneur et futurologue, ont grandement participé à l’élaboration de ce que l’on appelle actuellement le transhumanisme.  M Minsky et H. Moravec ont répandu l’idée d’une possibilité ultérieure de « téléchargement de l’esprit » sur un support non humain. Mais d’autres figures moins connues ici ont aussi largement contribué de manière emblématique à la construction de ce mouvement. Je prendrai en exemple une figure typique de ce mouvement :  Fereidoun M. Esfandiary (1930-2000), professeur, philosophe et écrivain d’origine persane qui se faisait appeler FM-2030. En 1989, il a publié un livre intitulé : « Êtes-vous un transhumain ? Surveillance et stimulation de votre rythme d’évolution personnel dans un monde en rapide changement. »  Pour le choix de son surnom, on lui prête la phrase suivante : « Le nom 2030 reflète ma conviction que les années aux alentours de 2030 seront des années magiques. En 2030 nous serons immortels et tout un chacun aura de grandes chances de vivre éternellement. 2030 est un rêve et un but. » Il qualifiait les « transhumains » comme des humains transitoires décidant de se mettre en route vers ce qu’il appela « la post humanité ». On lui attribue aussi cette phrase : « Je suis un homme du vingt et unième siècle accidentellement tombé dans le vingtième. J’ai une profonde nostalgie du futur ». Il fut aussi végétarien toute sa vie, ne souhaitant « rien manger qui ait une mère ».

Mort en 2000, il fut le premier à bénéficier de la technologie de la cryoconservation par vitrification. On verra en 2030 si son fol espoir d’immortalité sera exaucé par ce qu’il faudrait alors appeler une résurrection : j’avoue ici mon scepticisme. La cryogénisation avec l’espoir d’une résurrection est l’un des thèmes préférés de nombreux transhumanistes. Cela est dû à l’influence de Robert Ettinger (1918-2011), professeur d’université aux Etats-Unis et transhumaniste notoire, qui publia dès 1962 le livre « La perspective de l’immortalité » et fonda en 1975 « l’institut cryonique » où son corps est conservé. Mais cette idée n’est pas très originale en soi, Le philosophe russe Nicolas Fiodorov (1829-1903), membre du « Mouvement cosmiste russe », croyait déjà en l’immortalité et en la résurrection par des moyens scientifiques…

Les nanosciences et nanotechnologies sont aussi un des domaines de prédilection de nombreux transhumanistes. On peut les définir comme l’étude et l’application de fabrication et d’utilisation de très petites structures, par exemples électroniques ou chimiques, à l’échelle du nanomètre, c’est-à-dire de l’ordre de grandeur de la distance entre deux atomes. C’est dans un discours de 1950 que Richard Feynman (1918-1988), brillant physicien, évoque un domaine de recherche encore inexploré, l’infiniment petit. Il évoque par exemple la possibilité d’écrire l’intégralité d’une encyclopédie sur une tête d’épingle. C’est Norio Taniguchi (1912-1999), professeur en mécanique de précision à l’université de Tokyo, qui introduisit le terme de nanotechnologie. Ce domaine est maintenant en pleine expansion. En 1986, l’ingénieur et chercheur américain Eric Drexler (1955- ), publie un livre intitulé « Les rouages de la création : l’ère de la nanotechnologie qui arrive. » Il y décrit les fantastiques possibilités qu’il pressent dans l’évolution de cette technologie qui ouvre les portes de la manipulation moléculaire. Il y introduit la notion « d’assembleur moléculaire ». Il y met aussi en garde contre les très graves dangers potentiels en cas d’utilisation mal contrôlée : par exemple, des bactéries créées dans un but positif pourraient par la suite se multiplier de manière infinie et causer des ravages biologiques catastrophiques sur tout ce qui est vivant, incluant l’humain. Les nanoparticules ont en effet une forte capacité pénétrante à l’égard des cellules puisqu’elles sont plus petites que ces dernières. Il est donc, selon lui, indispensable d’assurer une maitrise complète de ce domaine. Actuellement, les nanosciences et nanotechnologies sont interdisciplinaires, elles utilisent le numérique comme liant entre des domaines aussi variés que la biologie, la mécanique, la micromécanique. La nano-toxicologie étudie les risques sanitaires et écologiques liés à la toxicité des nanomatériaux. Cela soulève bien sûr des questions éthiques très importantes.

On voit, sur l’exemple des nanotechnologies, mais plus encore concernant le vaste domaine du numérique, que nombre de chercheurs confrontés à un certain vertige face à des domaines à fort potentiel d’évolution rapide, ont commencé à prendre des positions et des engagements militants à la fois en faveur de la poursuite de ces recherches au nom d’un progrès qui serait inéluctable, mais aussi parfois en mettant en garde contre de graves dangers potentiels dans l’utilisation de ces techniques. Partant de là, des personnes d’autres champs, en particulier des philosophes, mais aussi différents opportunistes plus ou moins intéressants se sont ralliés à cette cause. Un véritable « lobbying » s’est mis en place autour des notions de transhumanisme et de posthumanisme, rassemblant de manière hétéroclite des gens sérieux et d’autres aux prédictions plus ou moins farfelues. Ce regroupement informel a aussi rallié nombre de zélateurs aveugles du progrès, tenant des discours comparables à ceux des scientistes du dix-neuvième siècle et fréquemment à l’origine de « start-up » à visée essentiellement commerciale. Il n’empêche que la question des évolutions très rapides de nos modes de vie actuels et à venir en lien avec les techniques demeure posée. C’est une problématique de société au moins aussi importante que celle d’une plus juste répartition des ressources ou celle d’une meilleure prise en compte de celles-ci.

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Il faut aussi constater que, dans sa globalité, ce mouvement transhumaniste se fonde sur l’exclusion implicite de toute subjectivité au profit d’une objectivité scientifique supposée au regard de l’efficacité technologique. C’est amputer l’humain d’une dimension essentielle et fondamentale de son être au monde. Plus de réalité ou d’expérience intérieure telle que la prônaient les frères Huxley. C’est cette illusoire et probablement inconsciente évacuation de la subjectivité qui fait le socle de la croyance transhumaniste contemporaine. Mais bien entendu, quand on chasse la subjectivité par la porte, elle rentre par la fenêtre, le problème est alors que souvent les individus concernés ne savent plus qu’elle est là, tapie hors de leur vue, alors que pour l’observateur extérieur elle se voit parfois comme le nez au milieu de leur figure…

Poursuivons encore un peu notre voyage en transhumanité : prenons par exemple David Pearce (date de naissance inconnue -), transhumaniste anglais. En 1995, il a publié sur l’Internet un manifeste intitulé « L’impératif hédoniste » qui dans ses grandes lignes suggère qu’avec un certain nombre de technologies et particulièrement les nanotechnologies, la pharmacologie, la neurochirurgie, et l’ingénierie génétiques on devrait tendre à éradiquer toute forme de souffrance et d’insatisfaction parmi les humains mais aussi parmi tous les êtres sensibles. En conséquence il est devenu végétaliste intégral (plus couramment « végan ») et va même jusqu’à penser que non seulement il faut cesser toute cruauté envers les animaux mais encore que nous devrions restructurer la globalité de l’écosystème afin que la souffrance animale disparaisse même à l’état sauvage ! Militant du paradis sur la terre, il débouche sur une technologie corporelle bien éloignée de son rêve initial, de sa belle utopie, incluant un usage plus développé des drogues. En 1998, il fonde avec le philosophe et transhumaniste suédois Nick Bostrom (1973- ) « L’association transhumaniste mondiale » ultérieurement renommée « Humanité+ ». N. Bostrom a aussi cofondé « L’institut d’éthique pour les technologies émergentes ». En 2002, l’Association transhumaniste mondiale définit le transhumanisme en ces termes : « Un mouvement culturel et intellectuel qui affirme qu’il est possible et souhaitable d’améliorer fondamentalement la condition humaine par l’usage de la raison, particulièrement en développant et diffusant largement les techniques visant à éliminer le vieillissement et à améliorer de manière conséquente les capacités intellectuelles, physiques et psychologiques de l’être humain. » et comme «l’étude des répercussions, des promesses et des dangers potentiels de techniques qui nous permettront de surpasser des contraintes inhérentes  à la nature humaine ainsi que l’étude des problèmes éthiques que soulèvent l’élaboration et l’usage de telles techniques ». (5). Dans un article de 2003 intitulé « Vivons-nous dans une simulation informatique ? », le même auteur fait l’hypothèse qu’à l’avenir notre évolution technologique permettra des simulations numériques tellement élaborées qu’elles nous permettront de créer des esprits et des mondes artificiels. Un seul ordinateur pourrait devenir la résidence de nombreux esprits ainsi simulés. Suivant cette logique, il y aurait assez vite plus d’esprits simulés que d’esprits biologiques.  Les esprits simulés n’auraient cependant pas le moyen de savoir qu’ils sont simulés. Partant de là, sa question est : « Qu’est-ce qui nous prouve en définitive que nous ne sommes pas un monde simulé ? » A son avis, rien ne nous le prouve (6).

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Nick Bostrom

Cet auteur s’est aussi intéressé à la notion de téléchargement de l’esprit, déjà évoquée, qui s’appuie sur la notion « d’indépendance du substrat », c’est-à-dire la supposition que la conscience n’est pas attachée à la matière du cerveau mais à certaines de ses caractéristiques reproductibles par simulation informatique et que donc un ordinateur pourrait devenir le siège d’une conscience. Nombre de psychologues cliniciens d’orientation psychodynamiques seraient, à n’en pas douter, d’emblée opposés à une telle hypothèse « physicaliste », argumentant à juste titre que les machines ne possèdent pas les expériences perceptives, ni les sensations corporelles (douleur, faim…), ni les affects (émotions, sentiments…) et c’est aussi mon avis. Il faut cependant considérer que ces idées ne semblent pas farfelues à certaines organisations humaines importantes : Le projet « Cerveau bleu », « Blue brain », alliant la renommée école polytechnique de Lausanne (Suisse) et la société IBM allait dans le sens de cette hypothèse en approfondissant l’architecture et le fonctionnement du cerveau humain. Cette expérience a été prolongée en Europe en 2013 par le « Projet cerveau humain », « Human brain project ». De même aux Etats Unis a été lancé un « Projet de carte de l’activité du cerveau » (« Brain activity map project »), toujours en 2013. Le projet européen, l’une des deux « initiatives phare des technologies futures et émergentes » de l’union européenne porte sur une dizaine d’années, a un coût estimé à 1,2 milliards d’euros et rassemble des milliers de chercheurs de divers instituts répartis dans 22 pays. Il convient cependant de dire que l’on est actuellement encore très loin du cerveau humain : en octobre 2015, l’équipe du « cerveau bleu » a publié un article portant sur la simulation du cerveau d’un rat (31 mille neurones et 40 millions de synapses), ce qui est un résultat loin d’être négligeable mais quand même très éloigné des dizaines de milliards de neurones du cerveau humain. N. Bostrom a aussi publié en 2014 un livre intitulé : « Super intelligence : chemins, dangers, stratégies » (7) dans lequel il évalue l’éventualité qu’il juge fort probable d’une intelligence nouvelle dépassant de loin celle des humains. Cela pourrait, selon lui, nous mettre en danger comme nous, les humains, mettons les singes en grand danger de disparition actuellement…

Diverses questions ont traversé les réflexions des membres hétéroclites des associations humanistes. Je ne ferai qu’en survoler quelques-unes très schématiquement afin d’en donner quelque idée. Par exemple, on a assisté à une confrontation entre les tenants d’un accès équitable pour tous aux « progrès » générés par les techniques et ceux qui à l’inverse voyaient plutôt les structures sociales traditionnelles comme un obstacle à l’avancée des améliorations transhumanistes, des structures à combattre donc ou au moins à contourner. Cette deuxième position est adoptée par les représentants des plus grandes entreprises vivant du numérique, en particulier des Etats Unis. Dans cette vision, ce seraient les plus riches et les mieux informés qui feraient partie de cette sorte d’élite. Des humains traditionnels côtoieraient ainsi à terme des post-humains qui leurs seraient supérieurs… Les critiques des tenants de cette dernière position élitiste décrivent ces transhumanistes là comme des sortes d’égoïstes simplement à la recherche d’une vie plus longue et plus intense au détriment de l’immense majorité des humains.

Autre question : soit on améliore l’humain en « l’augmentant », on se situe alors dans une sorte de prolongement de l’humanisme traditionnel de la période des lumières, soit on crée carrément des êtres intelligents artificiels non humains, comme le suggérait H. Moravec. Ces machines intelligentes auraient à terme une intelligence plus développée et c’est alors l’ensemble des humains qui en seraient les vassaux en quelque sorte. Evidemment cela présente à l’esprit de la plupart aujourd’hui un aspect science-fiction qui rend l’hypothèse peu crédible, mais nous avons abordé dans un article précédent le développement d’agents intelligents artificiels à ambition modeste mais pouvant être interconnectés sur la planète et s’auto-instruire et pourquoi pas interagir sans intervention humaine…

Dernière question délicate que je pointerai ici : de nombreux transhumanistes ont pour visée de « dépasser les limitations biologiques » grâce à une rationalisation interdisciplinaire toujours améliorée. En conséquence, un grand nombre voit ce qui est naturel comme flou et comme obstacle à ce qu’ils considèrent comme le progrès. En cela, ils s’opposent clairement aux nombreux humains, dont je fais partie, qui placent la nature et la préservation des systèmes naturels au centre de leurs préoccupations. Un certain nombre de transhumanistes considèrent ainsi la pensée écologiste comme « bio-conservatrice » et réactionnaire. Mais on trouve aussi un mouvement qui va dans le sens contraire : le « techno-gaïanisme » fonde l’espoir que les progrès technologiques permettront de restaurer l’écosystème par le biais de technologies nouvelles et alternatives… (8).

Comme souvent avec ce mouvement les pieds sont mis dans le plat de questions réelles mais irrésolues, la question portant cette fois sur l’influence, maîtrisée ou non, choisie ou subie, de l’humain sur le vivant dont il fait partie. Il s’agit en définitive le plus souvent de tenter d’améliorer le vivant mais en n’hésitant pas parfois à rejeter les racines culturelles, sociales, politiques, mentales et même physiques inhérentes à l’humain, en n’hésitant pas s’il le faut à rejeter la nature, source du vivant, ce qui n’est pas le moindre des paradoxes. C’est comme s’il y avait pour nombre de transhumanistes comme un impératif illusoire de perfection qui passerait avant tout ; un impératif qui serait précipité par cette évolution de plus en plus rapide des avancées technologiques face à laquelle seules des certitudes pourraient rassurer ces êtres qui s’imaginent aux avant-postes de la mutation contemporaine.

Depuis quelques années, Google est devenu l’un des principaux sponsors du mouvement transhumaniste, notamment par le soutien financier massif des entreprises portant sur les nanotechnologies, biotechnologies, informatique et sciences cognitives (NBIC) et par l’engagement, en décembre 2012, au sein de son équipe dirigeante de R. Kurzweil, spécialiste de l’intelligence artificielle, théoricien du transhumanisme et cofondateur de la Singularity University, financée par Google, prônant le concept de « singularité technologique », c’est-à-dire l’avènement d’une intelligence artificielle qui « dépassera » les capacités du cerveau humain.

L’ambition du géant de l’Internet est ouvertement de réussir à appliquer ses performances dans le domaine des technologies de l’information à celui des technologies de la santé, afin d’améliorer la qualité et de prolonger la durée de la vie humaine, notamment en parvenant à faire de son moteur de recherche la plus performante des intelligences artificielles.

L’ambition des autres géants du numérique (avec en tête des entreprises des Etats Unis et de Chine) n’est pas moindre. De même, les états ou groupements d’états technologiquement avancés sont lancés dans une course au contrôle et à l’espionnage de l’information ainsi que dans une course à l’armement par les moyens numériques et parfois biotechnologiques, sans renoncer pour autant à la prolifération nucléaire. L’aspect délirant de certains pans du transhumanisme n’est hélas que le reflet du fonctionnement déboussolé d’une grande part des états censés nous représenter. L’absence totale de législation cohérente concernant l’imposition des géants du numérique pendant de longues années est un signe parmi d’autres de cette inconséquence. Cet aspect délirant de certains pans du transhumanisme porterait à sourire s’il n’était un signe du désarrimage d’une humanité qui continue actuellement de scier les branches sur lesquelles elle est repose.

 

Philippe Decan                                    Nantes                                            Mars 2019

 

Notes :

(1) http://classiques.uqac.ca/classiques/condorcet/esquisse_tableau_progres_hum/esquisse_tableau_hist.pdf    P. 217 et 218

(2) http://ia600804.us.archive.org/5/items/PsychedelicSalonALL/454HuxleyHumanPotential.mp3

(3) Julian Huxley, In New Bottles for New Wine, éd. Chatto & Windus, Londres, 1957. Traduction française par Annie Gouilleux, décembre 2014. http://archive.wikiwix.com/cache/?url=https%3A%2F%2Fsniadecki.wordpress.com%2F2015%2F01%2F21%2Fhuxley-transhumanisme%2F

(4) Voir aussi à ce sujet mon article précédent sur ce blog

(5) World transhumanist association, « The transhumanist FAQ », 2002, réimpression de 2005 disponible en anglais sur le site de l’association.

(6) Nick Bostrom, « Are we living in a computer simulation? », Avril 2003, dans “The philosophical quarterly, P. 243-255, https://doi.org/10.1111/1467-9213.00309

(7) Oxford university Press. N. Bostrom est actuellement directeur de « l’institut pour le futur de l’humanité » de l’université d’Oxford

(8) Techno gaïanisme : du grec Gaïa, la terre. Selon James Hughes (1961- ), cofondateur de l’institut d’éthique pour les technologies émergentes avec N. Bostrom. Il promeut aussi un transhumanisme démocratique en opposition aux points de vues libertariens : http://archive.wikiwix.com/cache/?url=http%3A%2F%2Fwww.changesurfer.com%2FAcad%2FDemocraticTranshumanism.htm

 

 

 

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